Sorti de l’Europe, passer une frontière par voie terrestre est souvent une petite aventure, avec ce que ça comporte de risque et d’excitation. Et en voyage, l’anticipation et l’information sont les meilleurs moyens d’éviter les problèmes. Je savais donc depuis longtemps que je devrais passer au Cambodge seul, et c’est un moment que j’appréhendais un peu.

Me voici donc à Poipet, poste-frontière à l’extrême ouest d’un pays où je n’ai jamais mis les pieds. Le Lonely Planet, d’habitude très positif et rassurant, le décrit comme l’un des pires endroits de la région: “les escroqueries et arnaques sont monnaie courante” et “la gentillesse légendaire des Cambodgiens ne se ressent guère ici”. Pour finir, le guide conseille vivement de ne pas s’attarder dans la ville. Ambiance.


Pour réduire les risques, j’ai choisi un bus faisant la liaison directe Bangkok - Siem Reap. Pas l’option la moins onéreuse, mais le moyen de ne pas avoir à chercher un deuxième transport après avoir traversé la frontière. Je viens de quitter le territoire thaï, et traverse la grosse rue en mauvais état qui mène vers le Cambodge. Un homme, très affable et sympathique (appelons le Billy), m’accoste: “Where are you from ?”. Je suis déjà sur mes gardes. “Belgium”. Il m’indique un petit guichet où est inscrit “Immigration Information”, et où un agent en uniforme semble faire la sieste. Billy me tend le classique formulaire d’immigration, puis me demande si j’ai des bahts thaïlandais. J’esquive: “Pourquoi ?”. Parce qu’il faut s’acquitter de 400 bahts (environ 10 EUR) pour obtenir le tampon d’entrée dans le pays. Je sais que c’est une arnaque, un coup classique ici: j’ai déjà enregistré et payé mon visa en ligne, et le tampon n’est donc en principe plus qu’une formalité gratuite. Mais je sais aussi que la corruption est omniprésente et que les flics véreux ne laissent pas toujours le choix aux touristes esseulés. Entretemps, l’agent d’immigration s’est réveillé et me regarde en acquiesçant, comme pour appuyer les dires de Billy. J’argumente un peu mais finit par sortir la somme demandée. Éviter des problèmes supplémentaires, ça vaut bien quelques euros. Un troisième mec empoche mes billets, prend mon formulaire d’immigration et mon passeport. Et s’en va. L’agent d’immigration se veut rassurant: “He’ll be back in 5 minutes”. Ah ben j’espère oui...

5 minutes passent, puis 10. La pluie commence à tomber, tandis que l’angoisse pointe le bout de son nez. Quid si le gars ne revient pas ? Je ne pourrai pas poursuivre mon voyage avec le bus et je serai coincé ici à la frontière. Je m’efforce d’appliquer la règle d’or dans ce genre de situation: garder son sang-froid. Le plus calmement possible, je me tourne vers le mec en uniforme:


- So ? Where is he gone ?

- He’s coming back. Have a sit.


Est-ce seulement dans ma tête où bien le ton de sa voix s’est-il fait plus sec ? Je commence sérieusement à baliser. Je n’aurais pas dû me séparer des autres passagers du bus. En même temps, c’est la première fois depuis que je voyage qu’un passage de frontière n’est pas réglé en trois minutes.


Enfin, le troisième homme revient. Il échange quelques mots avec l’agent et m’explique qu’il n’a pas pu obtenir le tampon. Je m’apprête déjà à repartir et à faire une croix sur le bakchiche que je viens de filer, trop content d’avoir récupéré mon passeport. Sauf que: l’agent plonge sa main dans sa poche et me rend mes 400 bahts. Je n’en montre rien, mais je suis partagé entre l’envie d’éclater de rire et l’effarement: je suis tombé sur un flic corrompu tellement nul qu’il est obligé de rendre leur argent à ses victimes. Je poursuis mon chemin sans demander mon reste. 5 minutes plus tard, je ressors du “vrai” bureau de l’immigration (200 mètres plus loin), sous une pluie battante, mais passeport tamponné. L’image du chauffeur qui m’attend sous un parapluie à l’entrée du bus est une vision d’enchantement, et je passe le reste du trajet à laisser retomber le pic d’adrénaline que m’a procuré l’incident.


[A suivre: Chapitre 11 - Rendez-vous en terre inconnue]