Nerfs à vif. Fatigue extrême. Émotion indescriptible. Ce sont les premiers mots qui me viennent au retour de cette immersion de deux jours en pleine jungle. J’avais déjà eu l’occasion de faire quelques treks lors de mon premier voyage en Asie. Pas loin de la frontière birmane, au départ de Chiang Mai, en Thaïlande. Puis les Gorges du Saut du Tigre, dans le Yunnan, en Chine. Sur le moment, je les avais trouvé assez hardos. En comparaison de celui que je viens de faire, ils m’ont l’air de gentilles promenades de santé. Mais n’anticipons pas.


Mardi 15 août 2017. Réveil matinal, petit-déjeuner vite expédié et on se retrouve au point de rendez-vous. Première surprise: nos guides nous ont préparé un paquetage assez conséquent. 5 litres d’eau par personne, gamelle et gobelet, tapis de sol, sac de couchage, et un peu de nourriture à mettre en commun (portions de riz, thé, biscuits). Ajouté à nos affaires personnelles, on arrive vite à 10 Kg chacun, qu’il va falloir porter une bonne partie du trek. Cela n’entame pas notre enthousiasme, et nous faisons rapidement connaissance avec le reste du groupe. Un couple d’italiens, un couple de français, et un couple de bruxellois ! \o/ Nous sommes donc 8, ce qui constitue une taille acceptable pour une telle épopée. Deux guides nous accompagnent: le principal, Ali, qui fait partie de l’ethnie Orang Asli, dont certains membres vivent encore dans la forêt. Et son camarade, qui ne parle aucune langue commune avec nous, que nous baptisons rapidement Bernardo.


Sacs parés, nous embarquons sur deux longs bateaux à fond plat, assis en file en indienne, et nous commençons à remonter Sungai Tembeling, la rivière qui serpente à travers le parc. L’aventure commence dès cet instant. On se réjouit de la maîtrise dont font preuve nos bateliers, qui doivent parfois se faufiler entre des roches affleurantes et de (gentils) rapides. Les paysages sont somptueux, on se croirait sur Isla Nublar, l’île de Jurassic Park. Arbres immenses et probablement multiséculaires, cris d’animaux de toute sortes, lianes pendantes jusqu’à fleur d’eau… Nous arrivons bien motivés à la Canopy Walkway, attraction phare du parc et soi-disant la plus longue du monde (comme probablement toutes les Canopy Walkways du monde, I guess). Grimpette jusqu’aux plateformes situées à 30 mètre du sol, et parcours qui surplombe presque la forêt. Expérience fun mais pas transcendante.


Nous reprenons le bateau, déjeunons d’un plat de riz dans nos bateaux, et arrivons au point de départ du trek. Les choses sérieuses commencent !


8 kilomètres nous séparent de notre abri pour la nuit. En suivant une piste qui se résume parfois à un sentier boueux de quelques centimètres de large. Les premières heures de marche se passent plutôt bien. On progresse difficilement par endroits, à cause des chemins détrempés par les pluies des derniers jours. Mais on en profite pour faire connaissance avec les autres membres de notre groupe. L’ambiance est bonne, le rythme est relativement homogène et on se met assez vite à plaisanter avec nos compagnons d’aventure. Bernardo montre la voie, tandis qu’Ali ferme la marche et s’assure de ne laisser personne derrière. On s’extasie devant les immense troncs effondrés, on se prend pour des explorateurs devant les passages parfois un peu casse-gueule, à flanc de relief ou à traversée de gué. Le terrain est assez plat et la marche en elle-même n’est pas trop dure, par contre les paquetages pèsent lourd sur nos épaules, et nous sommes rapidement détrempés de sueur. Le ciel est menaçant, mais pour le moment il ne pleut pas. Hormis quelques oiseaux et insectes, pas vraiment d’animaux en vue, malgré les bruits omniprésents. Nous croisons de loin en loin un autre groupe qui suit la même piste que nous. Pause sous une arche de pierre et petite crise d’hypoglycémie pour Rose, rapidement sur pieds après quelques biscuits. Il faut dire qu’à sa grande joie, les sangsues sont nettement moins nombreuses qu’hier.


Nous marchons depuis à peu près 4 heures, lorsque ce que nous craignons depuis un moment se matérialise: la pluie. D’abord légère, mais rapidement à grosses gouttes, et l’abri qu’offre la végétation n’est que très temporaire. Nos guides nous enjoignent à couvrir nos sacs. Je renonce à enfiler ma cape de pluie, tant je suis déjà trempé. Étonnamment, on se met à progresser plus vite. La fraîcheur de l’eau qui tombe nous procure un second souffle, tandis que foutus pour foutus, on en arrive à traverser les flaques plutôt que perdre du temps à les enjamber. Il nous reste deux bonnes heures de marche jusqu’au bivouac, et la pluie ne semble pas faiblir. Mes chaussures n’auront pas démérité, mais leur étanchéité finit par lâcher devant les trombes d’eau qui viennent du sol et du ciel.


Encore quelques minutes, et l’obscurité commence doucement à tomber. La tension devient perceptible chez nos guides; leurs mines sont fermées et leurs injonctions se font plus sèches. A un moment, je fais une pause rapide pour enlever deux sangsues qui se sont faufilées sur mes jambes (ai-je mentionné que je suis le seul en short, tandis que tout le monde, Ali compris, porte pantalons longs et chaussettes par dessus ?). Rose asperge mes hôtes d’anti-moustique, les bestioles lâchent prise et nous reprenons la marche. Rapidement. Mais nous ne parvenons pas à rattrapper les autres. Dans la confusion de la marche forcée, nous n’avons même pas la certitude qu’Ali ne nous ait pas dépassé. Le stress monte, et même si la piste est relativement claire, nous angoissons à l’idée de prendre un mauvais embranchement et de nous retrouver perdus. Nous ralentissons le pas pour laisser Ali nous ratrapper, mais rien ne vient, alors qu’il commence à faire franchement sombre. On tâche de se rassurer mutuellement, mais au fond on n’en mène pas large.


Un peu plus loin, la piste se sépare en deux. Grosses secondes de stress, tandis qu’enfin, un cri retentit sur notre droite. “This way guys !”. Le guide de l’autre groupe s’est posté à cet endroit pour éviter de perdre du monde. “3 minutes to cave” ajoute-t-il, et la perspective de pouvoir nous mettre au sec nous donne l’ultime coup de fouet.


Une petite séance d’escalade sur la roche nue, et nous arrivons à ce qui sera notre abri pour la nuit. Une cave gigantesque, une véritable cathédrale de pierre, assez grande pour accueillir plusieurs centaines de personnes. D'autres groupes sont déjà arrivés, et font sécher leur vêtements sur des fils tendus entre les roches. Il fait trop humide pour faire du feu, nos guides se rabattent donc sur des gazinières de camping, pour faire cuire le riz… dans l’eau puisée dans la rivière toute proche. Ok, good luck à nos intestins d’occidentaux ! Un repas rapide, on étend nos sacs de couchage sur une grande bâche, et nous voilà parti pour une calme nuit, au son des chauve-souris qui peuplent la grotte.


Sauf que… à peine endormi, un bruit me réveille. Ce n’est qu’à ce moment que je remarque le trou dans la roche, à quelques mètres de notre couchage. J’angoisse un peu en me demandant quelle bestiole peut s’y cacher. J’arrive doucement à me rendormir, pour être aussitôt réveillé par un nouveau bruit, tout proche cette fois. Je relève la tête, pour apercevoir à un mètre de nous, une espèce de gros rongeur d’un bon 60 centimètres de long, et qui semble particulièrement intéressé par nos restes de nourriture. Mes yeux s’habituent à l’obscurité, et je réalise que c’est un porc-épic. Je le regarde un instant marauder, puis me rendors, rassuré par le fait que personne n’a jamais été dévoré dans son sommeil par un porc-épic (si ?)


Réveil un peu laborieux. La deuxième journée ressemble assez à la première, la pluie en moins, les chaussures détrempées dès le matin en plus. Quelques passages particulièrement ardus, dont une traversée sur un gigantesque tronc d’arbre effondré, et qui surplombe un fossé de 4 bons mètres de profondeur. La traversée sur plusieurs centaines de mètres d’une piste tracée par une charge d’éléphants, aussi efficaces qu’une ligne de bulldozers. Impressionnant. Une pause déjeuner rapide (nouilles instantanées cuites à l’eau de rivière, un délice). Le guide nous annonce qu’il ne nous reste que 45 minutes de marche avant l’embarcadère, où le bateau nous attendra. Ce sera en réalité une heure et demie, mais peu importe, compte tenu de ce qu’on vient de traverser, cela nous semble une bagatelle. On arrive enfin au point de rendez-vous. Entre hier et aujourd’hui, 14 kilomètres parcourus. Sensation exaltante de la mission accomplie. On se congratule, on se prend en photo, on rince sommairement nos affaires couvertes de boue dans la rivière, mais on ne s’attarde pas. L’idée de s’asseoir dans le bateau et de se laisser transporter par le courant est juste trop tentante.


Juste avant de rentrer, arrêt dans un village Orang Asli, l’ethnie des natifs de la région, qui regroupe plus de 18 tribus différentes. Attraction touristique, mais les voir allumer du feu selon leur tradition, et tailler des fléchettes de sarbacane devant nous reste passionnant. On a même le droit de s’essayer au tir. Talent inné (ou gros coup de chatte), après un coup d’ajustement, j’arrive à toucher une cible de 10 cm à 5 bons mètres de distance. Ali est tout fou et me fait poser pour la postérité, avec sarbacane et carquois en bandoulière. J’avoue, je suis un peu fier, surtout que personne d’autre de notre groupe ne parviendra à réitérer l’exploit. ^^


On reprend le bateau, et on arrive à Kuala Tahan en début de soirée. Une douche, une sieste, une burger-party partagée avec notre groupe, quelques bières éclusées pour nous récompenser, et c’est déjà l’heure de se dire au revoir. Big up à Lola, Andy, Solène, Mathieu, Barbara et Francesco, nos valeureux compagnons d’armes. Merci à vous les copains, c’était bien fun. ;)


Nous plongeons vite au lit pour une nuit réparatrice. La grasse matinée n’est hélas pas au programme. Demain matin nous reprenons la route: direction la province de Perak, 100 kilomètres plus à l’Ouest, sur les traces d’un certain explorateur anglais.


[A suivre: Chapitre 6 - Sur la piste de Sir William Cameron]